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Les couples à double carrière

couv Le Couple à double carrière 12mm corr MS.inddJe viens d’achever la lecture d’un ouvrage très intéressant de Sandrine Meyfret intitulé « Le couple à double carrière : une figure qui réinvente les frontières entre vie privée et vie professionnelle ? » (éditions Connaissances et Savoirs). Il s’intéresse aux couples à double carrière (c’est-à-dire où chacun des partenaires occupe un poste à responsabilités, à différencier des couples à double revenu, caractérisés par le côté essentiellement économique, le plus couramment celle de la femme) et à la façon dont ils articulent leurs ambitions professionnelles, leur vie conjugale et familiale.

En 2006, date de la rédaction de ce mémoire, peu d’études en France avaient été menées sur ce sujet, en dehors de celles d’Hélène Challiol en 2004 et de Sophie Pochic en 2005 (cf. Aller plus loin).

Pour rédiger son livre, Sandrine Meyfret a choisi 10 couples et s’est entretenu longuement avec l’un des membres du couple (soit 5 femmes et 5 hommes), tous cadres supérieurs du secteur privé, âgés de 37 à 54 ans, avec 1, 2 ou 3 enfants et vivant en région parisienne.

Au sein de ces couples, chacun dès le départ voulait une vie professionnelle et une famille. Tous et toutes aiment travailler et envisagent le travail comme moyen d’épanouissement ou bien comme une forme d’expression d’une certaine ambition. « Si l’équilibre entre vie professionnelle et vie familiale semble parfois un objectif, il paraît aussi être un moyen pour l’individu de trouver son propre équilibre. La conciliation n’est pas vécue dans la douleur même si c’est reconnu unanimement comme étant un exercice difficile. Mais c’est une évidence de concilier les deux ».

Tout au long de son livre, Sandrine Meyfret estime que ces couples sont en train d’inventer un nouveau modèle : « l’imaginaire commun se démarque des modèles vécus dans l’enfance et prend place dans un système de valeurs complètement nouveau ».

Tâches domestiques et parentales

Le premier gain de temps est obtenu par la sous-traitance et délégation d’une grande partie des tâches domestiques. D’ailleurs, « aucune des femmes interrogées n’a parlé de double journée parce que dans leur esprit c’est hors de question et ce depuis le départ ». Concernant les enfants, la garde à domicile par une nounou à plein temps (ou la garde partagée) est la solution la plus appréciée.

D’autre part, au sein de ces couples, S. Meyfret indique que les hommes participent davantage aux tâches domestiques et parentales. « Mais entre le discours où tout est très partagé et le sentiment d’injustice, il reste une zone d’ambivalence » note-t-elle. « On a envie d’y croire au partage et il y a une réelle volonté de le réaliser ». Mais « on peut douter d’une réelle partition égalitaire, sans remettre en cause des déclarations qui laissent supposer une réelle volonté des hommes de participer, voire de partager les tâches domestiques, et une présence « maternelle » des pères auprès de leurs enfants et du temps qu’ils y passent. En tout cas, ils font des actes considérés jusqu’à maintenant comme typiquement féminins ». Dans ces couples à double carrière, la conciliation n’est pas affaire que de femme, la question s’ouvre aussi vers les conjoints masculins.

« Le partage des tâches au foyer même si les actes ne sont pas toujours au rendez-vous sont entrés en conscience » résume-t-elle.

D’autre part, pour faire face aux limites ou aux faiblesses toujours possibles de la délégation, certains couples s’appuient également sur les solidarités familiales ou générationnelles, avec l’aide des grands-parents essentiellement.

Parentalité

« La parentalité revêt pour chacun des deux un sens qui se retrouve parfois dans des valeurs dites féminines et masculines, partagées dans le respect des sexes et d’autres fois pas du tout. Ce n’est pas linéaire pour aucun des couples où ces questions semblent en mouvance perpétuelle ».

Organisation

Chaque conjoint prend en considération la vie professionnelle de l’autre et les conjoints croisent leur agendas professionnels pour organiser le familial. En période de changement, de déplacement ou de « rush » de l’un des membres du couple, l’autre fait en sorte de se rendre plus disponible.

De plus, les couples indiquent que leur vie de famille leur a permis de développer des compétences professionnelles nouvelles. « L’obligation de préserver du temps familial les pousse à réfléchir sur leur fonctionnement au travail, la gestion des priorités… ». Mieux s’organiser, mieux déléguer, mieux manager.

Sandrine Meyfret souligne que grâce à leur niveau de responsabilités et à leur autonomie, ils peuvent dire non, imposer certaines règles (heure de réunion, déplacement, etc.) afin d’organiser leur vie professionnelle en gérant leurs contraintes privées « Monter dans la hiérarchie signifie plus de flexibilité donc plus de confort ».  Une femme indique « C’est toi qui donnes le rythme professionnel à l’ensemble de l’entreprise, quand la hiérarchie c’est toi ». (par exemple en luttant contre le présentéisme excessif).

Dans ces couples, on n’associe pas donc pas réussite professionnelle et disponibilité totale et complète. « Ils semblent refuser une une forme de conditionnement fataliste consistant à penser que pour faire carrière il faut dire oui à tout. Ils tentent autre chose, prennent des risques ».

Enfin, 4 femmes ont à un moment négocié un temps partiel pour gagner en flexibilité tentant ainsi de contourner la norme de disponibilité totale mais ce fut plutôt un leurre qui ne correspondait pas vraiment à leur vraie demande, c’est-à-dire « une répartition du temps de travail plus flexible, plus souple, plus libre, plus en phase avec leur sens des responsabilités et leur niveau d’engagement ».

Frontières vie privée / vie pro

Les temps dédiés au professionnel et au privé se chevauchent, s’enchevêtrent pour rendre plus fluide la vie de tous les jours. Ces couples expriment un besoin de flexibilité davantage qu’une remise en cause liée à la quantité de travail. Le travail rentre fréquemment à la maison. L’arrivée des nouvelles technologies a rendu plus facile encore cette fluidité travail/maison, fluidité qui semble être une source de confort et de résultats pour tous. S. Meyfret indique que les femmes comme les hommes inventent de nouvelles zones intouchables, « les femmes de l’intouchable dans leur vie professionnelle et les hommes de l’intouchable dans leur vie privée ».

Choix, sacrifices

Les choix, les sacrifices, les opportunités semblent vécus de façon équitable. Cette faculté à saisir les opportunités, voire de les provoquer en prenant des risques professionnels (la prise de risque étant possible grâce au double revenu qui a une vertu assurantielle) donne ce recul qui fera qu’à certains moments, l’individu ne fera pas le sacrifice familial qu’il serait censé faire pour progresser dans sa carrière. Ils ont confiance dans leur faculté de rebond.

Echanges et compréhension mutuelle

Ces couples échangent beaucoup sur leur vie professionnelle. Il y a une compréhension mutuelle, une envie de faire profiter l’autre de son expérience professionnelle. Les hommes interrogés encouragent leurs femmes, les poussent à aller plus loin (soutien précieux pour les femmes) et éprouvent pour elles fierté et admiration.

Questionnements

La question se pose à l’intérieur du couple de ce qui est acceptable ou non, de ce qui peut être déléguer et ce qui ne doit pas l’être, sachant que « l’ambivalence n’est pas exclusivement féminine avec ce que cela représente de culpabilité mais elle devient masculine puis collective ». « Dans ces couples, le conjoint se saisit de l’ambivalence même si, parfois, c’est moins fortement et moins souvent. Cette ambivalence se focalise sur une ou deux choses qui définissent un statut de père ou de mère acceptable, voire de bon père, de bonne mère, ou de famille tout simplement. C’est plutôt dans les limites que chacun pose que se trouvent les différences essentielles et dans la remise en cause des frontières entre vie pro et vie privée ».

Conclusion 

Souplesse et adaptabilité semblent les caractéristiques les plus partagées de ces couples.

Les individus expriment un sentiment de satisfaction  par rapport au chemin parcouru, tant professionnel que familial, même s’ils ne nient pas que leurs couples ont pu parfois traverser des crises.

Selon Sandrine Meyfret, « les femmes sont sorties d’un modèle de vie avec une séparation très sexuée des tâches, modèle pourtant dominant des classes bourgeoises auxquelles elles pourraient être assimilées (en termes de niveau de vie, consommation, culture). (…) Elles gardent la conscience ancienne qu’il existe une forme de responsabilité de charge de foyer liée au fait qu’en tant que femmes elles ont à s’occuper de certaines tâches auxquelles leurs conjoints ne penseront pas et que c’est d’une certaine manière leur rôle. Dans le même temps, d’une façon ou d’une autre, plus le temps passe, plus elles se déchargent de celles-ci au profit d’un partage pas encore égalitaire mais suffisament important pour qu’il fasse sens pour elles ».

Ces femmes comme ces hommes ont donc le sentiment d’être des modèles et de participer à la création de nouvelles normes. Ils imposent leur choix de départ dans tous les aspects de leur vie, quitte à bouger les frontières S. Meyfret conclut en écrivant que ces couples sont des « ouvreurs de voie ».

Aller plus loin

– Couples à double-carrière : réussir à deux, un enjeu pour les entreprises ? sur le site d’Alomey Conseil, cabinet fondé par Sandrine Meyfret et Axèle Lofficial avec un lien notamment vers une interview de Sandrine Meyfret datant d’octobre 2011 parue dans une newsletter d’HEC et un autre vers une vidéo d’une conférence.

Couples à double carrière et articulation vie privée – vie professionnelle : le mariage de la carpe et du lapin de Rodolphe Colle et Julie Christin, 2008.

– Challiol H. (2004), « Gestion de carrière des individus en couple à double carrière », in Guerrero S., Cerdin J.-L. et Roger A. (coord. par), La gestion des carrières : Enjeux et perspectives, Collection AGRH, Vuibert, p.149-166.

Faire carrière : l’apport d’une approche en termes de genre, Sophie Pochic, 2005

Polytechniciens et polytechniciennes font-ils bon ménage ?, Catherine Marry, 1999

Edit du 26 juin 2012 : Sandrine Meyfret a été interviewée par Elle Active : « Couple à double carrière : une « révolution » en cours ? ».

 

11 thoughts on “Les couples à double carrière

  1. ça fait du bien de lire que c’est possible pour un couple de parents d’avancer professionnellement sans que l’un des 2 se sacrifie : bien sûr, c’est un exercice difficile qui demande patience, écoute, respect, implication mutuelle 🙂 Voilà un livre et un article bien intéressants!

      

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