En 2012, j’avais interviewé Antoine, chef d’entreprise, marié, 6 enfants, autour de la façon dont il conciliait vie perso et vie pro. Onze ans après, Antoine m’a gentiment envoyé de ses nouvelles. Merci à lui !
Depuis ton dernier témoignage, comment a évolué ta situation professionnelle et personnelle ?
Ma situation professionnelle a pas mal évolué depuis 10 ans… évidemment. Et cela a eu une forte influence sur ma vie privée, évidemment aussi, non ?
Mi-2019, j’ai pris conscience que la direction de Companieros me motivait moins qu’avant. Non que le projet de l’entreprise, et les sujets que nous traitons m’intéressent moins, bien au contraire !
Je reste toujours passionné par le sujet de la diversité, et en particulier par la question des relations entre hommes et femmes au travail, et dans la vie privée. Plus je creuse ce sujet, plus il me passionne, et plus je réalise à quel point il est important de permettre à chacun d’y réfléchir. C’est un enjeu essentiel de travail et de vie privée, pour les hommes comme pour les femmes, et beaucoup (tellement !) d’idées fausses circulent à ce sujet !
En revanche la charge mentale de la direction d’une entreprise, c’est à dire pour moi du management et de la direction commerciale chez Companieros, ont fini par me peser. D’abord par ce que cette charge mentale, comme toutes les charges mentales essentielles, est très envahissante. Si on veut bien faire son travail il faut beaucoup y penser, et ça ne laisse pas beaucoup de place pour penser à autre chose. Or j’ai besoin de plus approfondir les grands enjeux humains et sociaux de la diversité, donc de moins penser « structure », « développement », « collaborateurs ». Par ailleurs, je n’ai pas suffisamment de « bande passante » pour m’occuper des miens, mais aussi d’amis, copains ou simples relations, au niveau où je le souhaite. Je voulais bien sûr continuer à travailler pour Companieros, mais plus en tant que dirigeant.
Nous en avons parlé en toute franchise ma femme et moi, puisque nous sommes tous les deux associés chez Companieros, que nous codirigeons depuis… 32 ans ! Le déjeuner a été très productif : Béatrice m’a fait une proposition surprenante : « tu t’ennuies ? tu en as marre ? échangeons nos postes ! ». Nous avions jusqu’alors toujours codirigé Companieros : pas une décision qui n’ait été prise sans notre double aval, mais il faut reconnaître que, au jour le jour, le dirigeant opérationnel, c’était moi. Dans notre vie privée, c’était exactement la même chose, à l’inverse : la dirigeante opérationnelle de notre famille (6 enfants…), c’était elle. Inverser les rôles, vraiment ? Chiche ? Chiche.
Trois jours après, nous avons annoncé cette décision à nos collaborateurs. Au début les choses ont, côté visible, assez peu changé. Côté « face cachée » en revanche, l’évolution s’est mise en place assez rapidement. Ma découverte à moi a été que, à partir du moment où Béatrice assumait l’intégralité de la charge mentale de dirigeante, il fallait moi que j’assume vraiment celle de la famille. Ce qui a permis le basculement, c’est que nous avions chacun envie de prendre la charge mentale qui pesait à l’autre…
Nous avons à ce moment-là décidé de quitter notre maison familiale de Chatou, où nous avions passé près de 30 ans, et de nous transférer à Paris intra-muros. Nouveaux bureaux, nouvel appart… Nous avons aussi choisi de nous trouver un pied à terre à Rome, projet ancien mais jamais réalisé, qui nous tenait très à cœur. Je me suis chargé de tout cela : recherche, déménagements, aménagements, déco…
Au bout de six mois, nous avons compris qu’il y avait une étape professionnelle symbolique à franchir, nécessaire pour faire vraiment, irréversiblement, basculer le système. Pour que Béatrice devienne une dirigeante totalement dirigeante, il fallait que je lui laisse physiquement la place. On ne peut pas imprimer une nouvelle culture, effectuer de nouveaux choix, manager d’une autre manière si celui qui a été à leur origine reste là comme avant. Il fallait dégager de la place, au propre comme au figuré.
Le 4 janvier 2020, j’ai officiellement laissé mon bureau chez Companieros : j’ai alors poursuivi mon travail principalement à partir de chez moi et commencé à écrire (un livre est en cours). A côté, l’essentiel des responsabilités familiales sont passées entre mes mains. Le changement a été assez spectaculaire. Attendre ma femme devant le dîner prêt et la table mise, l’appeler pour lui signaler qu’il serait temps qu’elle quitte le bureau, était pour elle comme pour moi assez inattendu ! Le confinement de 2020 n’a pas modifié cet équilibre, au contraire, il l’a renforcé et solidifié. Cela fait 2 ans maintenant que nous avons échangé nos rôles dans la vie pro et la vie privée, et, objectivement, cela nous rend très heureux tous les deux.
Aujourd’hui je fais un constat : la boîte marche très bien sans moi au poste de dirigeant. Et même… vraiment très bien ! j’en suis vraiment très heureux. Béatrice imprime une nouvelle culture, développe de nouveaux projets, un autre management, et cela donne d’excellents résultats. Je ne ressens aucune jalousie ou amertume, vraiment aucune. Je ne me sens pas dépossédé, isolé, remis en cause ou que sais-je. Ma virilité et mon égo se portent très bien, merci ! Bien au contraire c’est un sentiment de libération et de légèreté qui ne me quitte pas : j’ai même retrouvé un sens de l’humour que je croyais avoir définitivement perdu ! Je continue à former, à faire des conférences, ou animer des débats pour Companieros : c’est ce que j’adore… et ce en quoi je suis bon, je le sais. Je suis heureux que Béatrice développe ses propres idées et s’investisse en tant que dirigeante comme elle le souhaitait depuis longtemps certainement, sans se l’avouer. Elle est, elle, heureuse de me voir prendre à bras le corps la réalité de notre vie familiale. J’y trouve du concret, des tâches matérielles dont je vois immédiatement le résultat, ce que j’apprécie beaucoup. Un syndrome genre « L’éloge du carburateur » de Matthew Crawford. Et puis surtout… c’est chaque jour ou presque l’occasion de faire plaisir à ceux qui m’entourent, de rendre service, de chercher comment faciliter la vie des uns et des autres, de faire un tas de choses utiles. Et c’est fou le bonheur que cela me donne !
En fait quand on travaille, on travaille beaucoup pour soi : il faut réussir ce qu’on entreprend, être connu, reconnu, progresser… Oui certes il y a un collectif de travail, oui on travaille aussi pour sa famille, mais… on le fait quand-même d’abord pour soi, à partir de soi, c’est soi-même qui est en jeu. Et c’est au fond assez asséchant de bosser pour soi. Égoïste ce n’est pas le mot juste pour décrire ça. Simplement travailler, ça ne donne pas suffisamment l’occasion de donner, de faire du gratuit, d’être juste gentil. Je n’ai jamais ou presque jamais été gentil dans mon travail. Je ne crois pas qu’on puisse être vraiment gentil quand on dirige une entreprise. A un moment où à un autre, il y a des choix, des décisions, des prises de positions, qui peuvent ne pas être gentilles. On peut être bienveillant, certes, mais les faits sont les faits et le réel s’impose souvent de manière brutale à un dirigeant : quand il faut trancher, soit on assume, même si cela blesse, soit on change de métier.
Ne plus assumer de fonction commerciale chez Companieros me permet aussi de ne plus être, ou me trouver, intéressé dans mes relations professionnelles. Même avec des gens que j’appréciais beaucoup, à un moment donné c’était forcément « bon, tu signes ou pas ? ». Je détestais être comme ça, intéressé. Il y a des commerciaux qui sont capables de faire la part des choses, d’être en relation et aussi d’être vendeur. Chez moi ça a toujours été douloureux. Vendre, pour moi, c’est, dans une relation, avoir un agenda caché, ce n’est pas une relation libre, sans arrière-pensées.
La question que nous nous posons ensemble depuis plusieurs mois, Béatrice et moi, c’est pourquoi ne l’avons-nous pas fait avant ? Pourquoi n’avons-nous pas échangé avant ? Pourquoi n’avons-nous pas compris avant ? Pourquoi, me concernant, ai-je fonctionné pendant aussi longtemps à l’intérieur de mes zones d’inconfort. Stéréotypes de réussite ? Oui sûrement. Attitude sacrificielle vis-à-vis du travail ? Oui, aussi, certainement. Pourquoi aussi Béatrice a-t-elle mis autant de temps à dire « diriger Companieros, j’en ai envie ». Trop de charge mentale familiale jusque-là ? Oui sûrement. Manque de confiance en elle ? Peut-être. Rôles sociaux et familiaux prédéfinis au départ ? Oui en partie certainement.
Je me suis souvent demandé pourquoi, en moyenne, je trouve que les femmes sont plus heureuses que les hommes. Constat paradoxal non ? Assez étonnant quand on travaille depuis 20 ans sur les injustices, notamment professionnelles, subies par les femmes ! Les hommes, selon certaines, ont tout pour être heureux : vie professionnelle épanouissante, faible charge mentale familiale, reconnaissance sociale… patriarcat, domination toussa… Je crois que c’est un rideau de fumée. Je crois que les femmes sont plus heureuses que les hommes parce que, en moyenne, elles ont plus l’occasion qu’eux de donner. Oui leur don est souvent invisible, oui il est peu, pas ou mal reconnu, oui il est plus quotidien, et donc passe plus inaperçu. Oui aussi donner peut-être imposé aux femmes par la société telle qu’elle est, ou par un conjoint trop investi dans la vie professionnelle. Les femmes n’ont pas toujours le choix entre prendre ou donner, elles sont souvent obligées de donner et frustrées de ne pas avoir suffisamment pris. Mais au global, ça les rend plus heureuses. Parce que, tout simplement, ce qu’on ne donne pas, on le perd.
Vous pouvez retrouver l’ensemble des témoignages dans la rubrique Parcours au fil du temps.
Wahou. Enorme, j’adore. Merci. Il y a les mots, mais lorsqu’ils sont le fruit des actes, c’est énorme.
Lili
Si je comprends bien : pendant 20 ans la femme a assuré sa vie professionnelle et toute l’intendance à la maison avec les 6 enfants, et une fois les enfants partis l’homme échange les rôles pour rester à la maison, acheter un appartement à Rome et voir ses copains… Bonne idée en effet!
Sans commentaire
Il y a certes un peu de ça, mais si vous lisez l’article de 2012 qui était à l’origine, c’est quand même beaucoup plus nuancé. Ils codirigent une entreprise qui a calé son fonctionnement sur la souplesse totale en vue de l’équilibre pro/perso des femmes et des hommes. Et par ailleurs il reconnaît en effet le poids des stéréotypes dans l’arrivée tardive de ce changement, dont d’ailleurs rien n’indique que les enfants étaient partis et élevés, en tout cas pas tous. 6 enfants ça ne quitte pas le foyer en 20 ans !! Du reste allons tester la proposition chez tous les chefs d’entreprise de 50 ans de lâcher le truc au profit de leur femme et de se mettre à faire le diner tous les jours pour le nombre de personne présents, on verra le taux de réussite.
Lili