Interviews d'expert(e)s

« Les Français ne veulent pas travailler moins mais mieux »



J’avais eu l’occasion d’évoquer lors d’un précédent billet le livre de Marc Dumas, « Vie personnelle, vie professionnelle : vers un nouvel équilibre dans les entreprises ? » qui étudie bien les différents aspects du sujet. Cette fois-ci, je vous propose une interview de Marc Dumas.

Pourquoi avoir choisi ce thème d’étude et de recherche ?

Marc Dumas : Cette problématique constitue un de mes tout premiers thèmes de recherche. J’ai réalisé une thèse de doctorat en sciences de gestion sur le changement de l’implication organisationnelle des salariés passant à temps partiel à partir d’une méthodologie longitudinale. Le passage à temps partiel est souvent considéré comme le résultat d’un choix de valoriser le hors travail plutôt que le travail ou encore le besoin de concilier vie privée et vie professionnelle.

Derrière la problématique du passage à temps partiel, il y a bien celle de la conciliation vie personnelle et vie professionnelle, et le souhait de réduire le conflit difficile à vivre entre le travail-hors travail. Toutefois les motivations aux passages à temps partiel sont multiples.

J’ai ensuite réalisé une étude pour le compte du ministère du travail (DARES) sur l’impact des 35h sur la satisfaction au travail et l’implication au travail et dans l’organisation. Nous avons montré que le conflit travail-famille diminuait du fait des 35 heures, mais que la satisfaction au travail ainsi que l’implication organisationnelle n’augmentaient pas.

Il s’en est suivi plusieurs études pour des entreprises, en y associant d’autres problématiques, comme l’absentéisme par exemple, mais aussi des études plus théoriques sur l’enrichissement entre le travail et le hors travail.

Vous écrivez que les Français ne veulent pas travailler plus ou moins mais mieux. Cela veut dire quoi concrètement ?
M.D. : Concrètement, c’est travailler dans de meilleures conditions : une meilleure qualité des relations du travail, un meilleur contenu du travail, un meilleur environnement physique du travail, une meilleure organisation du travail, de meilleures possibilités de réalisation et de développement personnel et aussi, bien évidemment, une meilleure conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle.

Les salariés ont de nouvelles attentes qui doivent être prises en compte et qui constituent un nouveau cadre pour la gestion des  ressources humaines. Si ce décalage se poursuit entre les attentes des individus et les réponses données par les pratiques des entreprises, des comportements déloyaux ou d’incivilité se développeront : refus d’une promotion, refus de faire des heures supplémentaires, absentéisme…

La façon dont les hommes et les femmes vivent cette articulation vie privée/vie pro est souvent bien différente, qu’est-ce que vous en pensez ? Que pourraient « prendre » les femmes des hommes et vice-versa ?

M.D. : Il est reconnu que les hommes cloisonnent tandis que les femmes ont des frontières plus perméables, mais aussi qu’ils vivent autant de conflit que les femmes, car ils ont une moins bonne capacité à contrôler des facteurs de tensions personnels ou professionnels, alors que les femmes ont de meilleures capacités d’adaptation dues à l’expérience et à la socialisation.

Les hommes vivent plus de conflit du travail sur la vie privée, tandis que les femmes connaissent davantage de conflit de la vie de famille sur le travail. Si tout semble les opposer, c’est parce que la conciliation a longtemps été reconnue comme un problème de femmes pour des raisons multiples. L’entreprise renforçait cette inégalité en ne proposant des mesures de conciliation qu’aux femmes. Les accords de parentalité rétablissent cet équilibre dans l’articulation entre les hommes et les femmes.

La carrière d’une femme est davantage semée d’embûches et au cours des périodes difficiles, elles font davantage des points dans leur vie, suite au mariage, à des naissances, à certains âges des enfants, alors que l’homme attend souvent la quarantaine pour se poser la question de ces principales priorités dans la vie. Pour s’engager dans un processus d’articulation, il faut au préalable se poser la question de ce qu’on veut faire de notre vie. Mais les femmes culpabilisent peut être trop par rapport à la vie de famille et les hommes peut être pas assez…. Ils ont des progrès à faire.

J’ai rencontré des femmes qui se comportaient comme des hommes dans des milieux professionnels très masculins pour réussir professionnellement, sans sacrifier leur vie de famille car leurs maris les soutenaient. Des échanges sont donc possibles ! Les meilleurs arrangements et soutiens se trouvent dans le couple.

Les mentalités des pères de la jeune génération évoluent. Ils connaissent le congé de paternité, éventuellement le congé parental et s’impliquent davantage dans l’éducation des enfants (mercredi, vacances scolaires). L’évolution est en marche !

Vous développez l’idée que la problématique vie privée / vie professionnelle pourrait être davantage perçue comme un enrichissement mutuel et non comme un conflit. Pouvez-vous développer cette idée ?

M.D. : On devrait parler plus de synergie et moins de conflit et développer des modes d’enrichissement chez tous les salariés. Je montre que l’entreprise l’a intégré dans ses pratiques mais ne le reconnait pas toujours, car elle a peur qu’on l’accuse de s’occuper ou même d’envahir la vie privée des personnes.

Le temps hors travail est devenu un temps très riche pour l’activité professionnelle, c’est ce que je développe dans le livre. Au travail le salarié ne fait pas la séparation entre ce qu’il a appris seul et ses compétences dites professionnelles. Un salarié qui a une vie en dehors du travail sera plus apprécié qu’un candidat qui ne vit que pour le travail !

Dans la dernière partie de votre livre, vous indiquez comment mettre en place une politique d’entreprise en faveur d’une meilleure conciliation ? Qu’est-ce qui vous a marqué en enquêtant auprès des entreprises françaises ? Quelles bonnes pratiques avez-vous découvert ? Peut-on innover dans ce domaine ou est-ce plutôt une question de mentalité et de bon sens ?
M.D. : La plupart des bonnes pratiques sont le résultat d’expérimentation et cela concerne plutôt les grands groupes ou les collectivités locales. Dans les petites entreprises, les pratiques sont plus informelles. Il s’agit d’avantage d’arrangements personnalisés.

S’agissant des bonnes pratiques, je citerai les crèches d’entreprise ou inter-entreprises, les emplois du temps autogérés par l’équipe, un accès favorisé des femmes à la formation (dont celles à temps partiel), du conseil et des conciergeries d’entreprise, la possibilité de  varier son temps de travail selon son cycle de vie, le travail des étudiants pour remplacer des personnes le week-end (métiers de l’hôtellerie-restauration et grande distribution)…

L’innovation dans ce domaine est possible bien évidemment. Les entreprises les plus avancées sont celles qui innovent dans tous les domaines (technique, commercial, organisationnel et social). C’est avant tout l’affaire de la direction de l’entreprise et du management. Si la direction perçoit l’enjeu socio-économique du changement, elle aura la volonté de piloter le changement de pratiques. Toutefois elle doit montrer l’exemple et là, ça coince… : suppression des réunions tardives, absence pour imprévus…

Mais malheureusement, on observe aussi aujourd’hui des blocages dans certaines entreprises, dus à des conflits de générations sur ce thème, mais aussi des rapports hiérarchiques sexués. C’est donc bien aussi une question culturelle ou de mentalité.

De nombreuses conditions doivent être remplies pour qu’il y ait succès. La question est ensuite celle de la transférabilité à d’autres structures.

Avec la crise, ne pensez-vous pas que ces questions là risquent malheureusement de passer un peu au second plan ?
M.D. : La crise ne devrait pas améliorer les conditions de travail ! Il y aura malheureusement un accroissement du chômage et un rapport de force à l’avantage de l’employeur. Mais il devra disposer de salariés motivés et impliqués, dont les attentes ne vont pas se modifier.
Développer l’équilibre dans l’entreprise est un jeu gagnant-gagnant, synonyme de plus de flexibilité et de diversité pour l’entreprise… conditions d’une sortie de crise !

2 thoughts on “« Les Français ne veulent pas travailler moins mais mieux »

  1. « Je montre que l’entreprise l’a intégré dans ses pratiques mais ne le reconnait pas toujours, car elle a peur qu’on l’accuse de s’occuper ou même d’envahir la vie privée des personnes. » Cela montre qu’il y a un vrai travail à faire sur les mentalités, c’est sûr ! Que les hommes s’investissent plus dans la sphère familiale, que les femmes ne soient pas systématiquement étonnées quand ils le font, qu’elles arrêtent de culpabiliser quand elles-mêmes n’arrivent pas à tout faire… Le sujet est toujours très intéressant en tous cas !

      

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