Autour du travail

Le monde du travail et de l’entreprise à travers la littérature

Rares sont les écrivains qui s’aventurent dans le champ du travail et de l’entreprise. Et quand ils le font, l’entreprise est souvent présentée sous son aspect le plus noir et le plus violent. Comment expliquer une telle réticence ? Et les relations entre l’entreprise et le milieu littéraire évoluent-elles ?

Un bref retour historique n’est pas superflu.
En 
effet, le travail et l’usine n’ont jamais été totalement absents des romans. Il suffit de penser à Balzac (César Birotteau) ou à Zola avec ses romans ouvriers (L’Assommoir,
Au Bonheur des Dames, La Bête humaine, etc.). Mais il est également vrai que si le travail de manière générique est un sujet régulièrement abordé, l’entreprise est assez peu traitée dans la littérature, que ce soit à travers les romans ou les pièces de théâtre.

Comment expliquer une telle réticence ou un tel manque d’intérêt ? Philippe Delaroche, rédacteur en chef adjoint du magazine Lire, et lui-même auteur d’un roman se déroulant dans le monde de l’entreprise (Caïn et Abel avaient un frère, Editions de l’Olivier, 2000),
a un avis sur la question. Il  se dit tout d’abord surpris que les écrivains soient aussi peu au fait de la réalité de l’entreprise. « Ils perçoivent l’entreprise comme ils en entendent parler dans les médias, c’est rarement le fait d’une vraie immersion. Cela donne soit une caricature distanciée soit une vision un peu intemporelle. Je trouve insensé cette caricature de la réalité, utilisée seulement comme un décor. Un quart des Français n’est pas concerné par l’entreprise marchande, poursuit-il. Et sur les 99% des auteurs de langue française qui vivent d’autre chose que de leur écriture, peu sont issus de l’entreprise. Ce sont plutôt des enseignants, des fonctionnaires, etc. Ils ont d’ailleurs une bonne raison d’être à distance du monde de l’entreprise : cela leur garantit une certaine
 sécurité et un confort relatif ! ». Selon le rédacteur en chef du magazine littéraire, il existerait un autre élément qui expliquerait le peu d’attrait de la littérature pour l’entreprise. « L’analphabétisme économique en France n’arrange rien. Il y a un vrai hiatus entre les entreprises et les Français. L’argent est encore bien souvent considéré comme quelque chose de sale ».

« Le monde de l’art repousse l’entreprise »

Jean-Pierre About, ancien directeur général d’Air Inter et auteur d’Un amour d’entreprise  a lui aussi réfléchi à la question. « L’entreprise n’est pas assez traitée ni dans les romans ni dans le théâtre. Je suis bien placé pour le dire ! Pendant 30 ans, j’ai eu une carrière dans l’entreprise et depuis 10 ans, j’évolue dans le milieu artistique. Cela m’a amené à réfléchir à la raison d’un tel fossé entre l’entreprise et l’art de façon générale. Selon moi, l’explication, c’est qu’il s’agit de deux mondes totalement différents par l’esprit. L’un est celui de la rationalité, l’autre est celui de l’émotion. Il faut bien comprendre que diriger une entreprise, c’est prendre les bonnes décisions, soit des actes éminemment rationnels. La rationalité est la base du meilleur choix. Or, la rationalité n’est pas la base du langage du monde artistique. Au contraire, elle est souvent mauvaise conseillère dans ce domaine ». Et de poursuivre : « Nous avons donc deux mondes séparés. Avec le monde de l’art qui craint l’entreprise, la repousse et ne l’aime pas parce qu’il ne la connaît pas. Mais, ajoute-t-il, je ne regrette pas qu’il n’y ait pas plus de livres sur le monde de l’entreprise car je sais bien, qu’en raison de la grande méconnaissance du milieu de l’entreprise, cela serait vite caricatural. Moi-même, je suis conscient que j’ai parfois forcé le trait dans mon roman mais je pense que mon histoire n’est pas invraisemblable ».

Mais heureusement, les relations entre l’art et l’entreprise ne sont pas toujours aussi tranchées. Et il semblerait que la vie de l’entreprise et ses travers inspirent de plus en plus les écrivains ou les réalisateurs. On trouve effectivement des romans, pièces de théâtre, documentaires ou films de qualité traitant de la vie en entreprise, même si généralement le monde du travail tient souvent un mauvais rôle. Comment expliquer cet attrait de certains artistes pour l’entreprise ? « Au-delà de la rationalité, il y a une vie parallèle,  voire parasitaire, dans toutes les entreprises. Une entreprise, ce sont des hommes et des femmes qui vivent ensemble toute la journée. C’est  aussi un lieu d’amours, de jalousies » constate Jean-Pierre About. Or les relations humaines complexes, les luttes de pouvoir, les rivalités ou encore les résistances de l’individu face au collectif peuvent inspirer les romanciers ou les réalisateurs et donner matière à de très bonnes histoires. Nombreux sont ainsi les thèmes qui peuvent être abordés dans le cadre d’une oeuvre littéraire.


Figures libres

« Ce qui intéresse l’artiste, c’est la question des passions, c’est la comédie humaine. L’entreprise n’est pas un sujet en soi mais une entrée vers les passions humaines. Je pense qu’il est possible de traiter de façon synchrone les passions humaines et l’entreprise » estime Philippe Delaroche. Michel Vinaver, ancien dirigeant de Gillette, est un auteur de théâtre reconnu dont plusieurs oeuvres s’inspirent de l’entreprise (King, Les Coréens, A la renverse ). « Le romancier s’empare d’une logique en oeuvre dans le monde de l’entreprise et peut emmener le lecteur jusqu’au bout de cette logique, souvent pour le détromper d’ailleurs » analyse le rédacteur de Lire. Certes le monde de l’entreprise sera régulièrement caricaturé, les personnages souvent grotesques, arrogants mais la littérature est une occasion de se divertir et dans toute caricature, il y a un fonds de vérité, comme c’est le cas du roman de Frédéric Beigbeder, 99 francs (Grasset) sur le milieu de la publicité ou encore celui de Iegor Gran, ONG ! (ed. POL), satire savoureuse et courageuse sur le milieu de l’humanitaire. Sans oublier tout ce que peut retirer un artiste du langage spécifique et particulier à chaque milieu professionnel  (tentatives de reconstruction  ou de déconstruction de ces  langages). « Sur les romans traitant de l’entreprise, si la moitié d’entre eux sont des caricatures, reconstitutions  de l’entreprise telle que les  auteurs se la représentent,  l’autre moitié sont des figures  libres où derrière l’exagération,  il y a un vrai jeu du romancier,  un exercice intéressant  sur le langage (cf. les titres  Actifs corporels, Marge  brute ). « Certes, on entend davantage parler de l’entreprise via le cinéma plutôt que dans la littérature. Mais n’oublions pas que certains de ces films sont des adaptations d’excellents romans. C’est le cas de La firme inspiré du livre de John Grisham, de Harcèlement  tiré du roman de Michael Crichton ou encore Le bûcher des vanités qui est au départ un roman de Tom Wolfe » précise Philippe Delaroche.


Réconcilier rationalité
et émotion

Jean-Pierre About pense que les relations peuvent évoluer. « Quand on me dit « Pourquoi les gens, alors qu’ils ont déjà passé toute la journée dans l’entreprise, iraient-ils voir le  soir une pièce de théâtre ou lire un roman sur l’entreprise  ? », j’estime que ce n’est  pas un bon argument. Ces  gens-là passent bien beaucoup  de temps en couple, en  famille, et pourtant cela ne les  empêche pas d’aller voir des  pièces ou de lire des romans  qui parlent des relations au  sein du couple ou d’histoires  de familles ». Il est persuadé  que l’important est de présenter  aux lecteurs ou aux spectateurs  une réalité qu’ils leur  permettent de réfléchir. C’est  ça l’exigence d’un bon roman  ou d’une bonne pièce de  théâtre. « Il est possible de réconcilier rationalité et émotion.  A travers l’une de mes  pièces de théâtre qui
tourne
  actuellement en entreprise, j’essaye de jouer un rôle pédagogique mais avec une  vraie histoire, une intrigue et des personnages ». Il est pour  un brassage entre ces deux mondes car il estime vraiment  que l’entreprise peut apporter  des choses à dire et permettre de raconter de bonnes histoires. Et comme toute histoire à une fin, nous terminerons par un rêve à la fois rationnel et émotionnel  ! Que les dirigeants lisent,  en plus des manuels de  management, davantage d’oeuvres romanesques ou  théâtrales qui
apprennent à
  décoder les sentiments humains  et à mieux appréhender  la psychologie humaine.  Et qu’ainsi ils ne puissent plus  être taxés d’insensibilité, voire de brutalité ! Il n’est  également pas interdit de  rêver à des artistes davantage curieux du monde de l’entreprise…

Quelques romans français qui traitent de l’entreprise

Stupeur et tremblements d’Amélie Nothomb, Albin Michel, 1999. Récit d’une jeune française qui part faire un stage dans une entreprise japonaise. Confrontation garantie de deux systèmes de pensée qui ira jusqu’au harcèlement moral.

Marge brute de Laurent Quintreau. Monologues intérieurs et  sanglants de onze cadres supérieurs à l’occasion d’un comité  de direction. J’avais écrit un billet sur ce livre.

 Extension du domaine de
la lutte de Michel Houellebecq,  Poche, 2005. Voici l’odyssée désenchantée d’un informaticien entre deux âges, jouant  son rôle en observant les mouvements humains et les banalités qui s’échangent autour des machines à café.

Jeunes cadres sans tête
de Jean Grégor, Mercure de  France, 2003. L’auteur a choisi le registre de la fable pour faire une critique au vitriol de l’inhumanité qui peut régner au sein de l’entreprise et des nouvelles valeurs de rentabilité et de gestion humaine.

Un amour d’entreprise
 de Jean-Pierre About, Editions Normant, 2006. Ou comment deux cadres passionnément attachés à leur entreprise finiront par se faire broyer. L’entreprise, personnage central de ce roman, serait-il un monstre froid et ingrat ?

Les actifs corporels de Bernard Mourad, JC Lattès, 2006 :  le héros de ce roman est le premier être humain à s’introduire en Bourse. Un jeu insolite et pervers.

L’Imprécateur de René-Victor Pilhes, Seuil, 1954. Roman d’aventure métaphorique qui a reçu le prix Femina. L’auteur s’y livre à une réjouissante satire des cadres supérieurs, en empruntant  « les voies épiques de la bouffonnerie et les ressources du fantastique ».

Les heures souterraines de Delphine de Vigan, Jean-Claude Lattès, 2009 : lire mon billet consacré à ce très bon roman.

Mortel management de Christian Oyarbide, Editea, 2009 : un groupe de cadres, en séminaire de management à Arcachon, s’offre une promenade en bateau qui se termine tragiquement (accident ? meurtre ?). Sous couvert d’enquête policière, l’auteur offre une radioscopie cruelle de la direction et de la gestion des entreprises.

Et aussi : ONG ! de Iegor Gran , 99 francs de Frédéric Beigbeder

Ce billet est paru sous forme d’article (je l’ai légèrement modifié) dans la revue Personnel en novembre 2006.

N’hésitez pas à compléter cette liste non exhaustive !

Edit du 8 février 2013 : ce billet mériterait d’être réactualisé (mais il me manque un peu de temps pour le faire !). En attendant, je vous invite à aller sur le blog Tulisquoi qui parle régulièrement de romans ou récits liés au monde du travail.

17 thoughts on “Le monde du travail et de l’entreprise à travers la littérature

  1. « Les vivants et les morts » de Gérard Mordillat: Une usine s’apprête à déposer le bilan. Chacun réagit à sa façon: l’ouvrier qui y a fait toute sa carrière, le fataliste, le syndicaliste, le
    patron….Encore 20 pages et je prenais ma carte du PC……

      

  2. @ crevette : mais bien sûr ! en plus, nous en avions parlé ici même 🙂 . Bien vu ! C’est vrai que ce livre nous plonge au coeur d’un conflit social vu par les
    dfférentes parties prenantes…nous sommes en plein dans le sujet 🙂

      

  3. surtout :

    L’Etabli

    de Robert Linhart (Minuit)
    L’Excès-L’usine

    de Leslie Kaplan (POL)
    Sortie d’usine de François Bon (Minuit)
    Daewoo de François Bon (Fayard)
    Central de Thierry Beinstingel (Fayard)
    La
    centrale

    d’Elisabeth Filhol (POL)

      

  4. @ Marvin : merci beaucoup pour toutes ces références. J’ai l’impression que vous maîtrisez particulièrement bien le sujet ! J’ai repéré le dernier (La
    centrale) dont on en parle pas mal dans les journaux en ce moment. L’avez-vous lu ? Le conseillez-vous ?

      

  5. @ Place de la médiation : merci pour l’information ! J’avais suivi le palmarès 2009 (Les heures souterraines pour de Delphine de Vigan). Je suis allée
    voir la sélection officielle pour cette année. J’ai lu Absolument dé-bor-dée ! de Zoé Shepard et Tu m’envoies un mail d’Emmanuelle Friedmann. La Centrale me tente bien ainsi que Nous étions des
    êtres vivants. D’ailleurs, cela me plairait pas mal de faire partie du jury une prochaine fois …!

    @ Aline : merci pour cette nouvelle référence que je ne connaissais pas.

      

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