Autour du travail

Le sentiment de manquer de temps, un vrai paradoxe

J’ai eu l’occasion d’interviewer Jean Viard, sociologue, pour le magazine Entreprise & Carrières, au sujet de son dernier essai, Nouveau portrait de la France – Les sociétés des modes de vie (entretien disponible dans le numéro 1093 daté du 24 au 30 avril actuellement en vente).

Il rappelle que le temps hors travail a considérablement augmenté. En un siècle, il est passé de 12% de la vie éveillée d’un homme à 40%. Parallèlement, le temps de travail a chuté, passant de 200 000 heures dans une vie en 1900 à 67 000 heures aujourd’hui tandis que l’espérance de vie s’est considérablement accrue. Le temps libre a été multiplié par 5, représentant 15 années de la vie d’un individu contre 3 années en 1900. Le temps de sommeil moyen est passé quant à lui de 9 heures par nuit en 1900 à 7h30 heures actuellement. Ce ne sont bien évidemment que des moyennes (certaines personnes travaillent 50 à 60 heures par semaine, voire plus).

Pourtant alors que nous n’avons jamais eu autant de temps libre, le sentiment de manquer de temps n’a jamais été aussi prégnant. Manque de temps pour son travail, pour soi, pour son conjoint, pour ses enfants, pour ses activités sociales, sportives, culturelles, etc.

Un sondage réalisé en novembre 2010 indiquait que 78,4% des Français avaient le sentiment de manquer de temps pour faire ce qu’ils aimaient (voir également cet article plus détaillé).  

Pourquoi ?

Selon Jean Viard, l’une des explications se trouve dans la surabondance de choix.

« Notons que dans cette société de vie longue et de travail court, chacun est convaincu d’avoir moins de temps, et de vivre moins bien que les générations précédentes, car les offres de choses à faire augmentent plus vite que ce que nous  pouvons saisir . Nous sommes écrasés par un sentiment permanent de manque de temps en raison de cette surabondance de choix. »

A l’heure des 35 heures, des RTT, des 5 semaines de congés (voire plus au sein de certaines entreprises ou institutions), on devrait pouvoir avoir le sentiment d’avoir du temps. Et pourtant, il n’en est pas grand-chose…On court après le temps, on aimerait que les journées comportent quelques heures de plus par jour, que les week-end durent 3 jours, les semaines 8 jours, etc. Alors où est le vrai ? Où est le faux ?

– Avec l’intensification du travail, le sentiment que l’on y consacre beaucoup d’énergie et donc d’être un peu vidé après une semaine de travail se développe. On amène chez soi ses préoccupations professionnelles, son stress, et même si l’amplitude horaire au travail n’est pas forcément immense, on a le sentiment d’être débordé, de ne pas réussir à tout faire dans un délai imparti, de ne pas avoir suffisamment de temps ni d’énergie à consacrer à sa famille, à ses loisirs, à soi-même…

– Du fait que de plus en plus de couples sont bi-actifs, le temps hors travail est forcément partiellement consacré à des tâches qui avant étaient effectuées par les femmes durant la semaine (courses, ménage, administratif, etc.) et le temps familial en semaine s’est réduit, sans oublier les personnes qui travaillent en horaires décalés ou le soir et le WE. D’où un sentiment de surcharge, de course contre la montre.

– Du fait également de la porosité grandissante entre vie privée et vie professionnelle (smartphones, réseaux sociaux, télétravail, etc.), le temps de travail et le temps hors travail ont de plus en plus tendance à se brouiller. Et le temps hors travail n’est plus tout à fait un temps sans travail. De même que le temps de travail est de plus en plus rarement exempt de toute activité personnelle (cf. usage d’Internet au bureau pour des raisons personnelles, conversations privées, etc.).

– Du fait également des temporalités différentes (j’en avais parlé dans ce billet) entre la sphère professionnelle et la sphère familiale, les personnes peuvent ressentir des difficultés, des tensions à passer de l’une à l’autre car leurs exigences, les demandes sont parfois bien éloignées l’une de l’autre. Dans l’une, on exige rapidité, efficacité, changement, adaptation, flexibilité, et dans l’autre, davantage de lenteur, de répétition, de répères, voire de routine (eh oui, l’éducation est un travail de longue haleine …comme la construction d’une carrière professionnelle d’ailleurs !).

Alors quelles solutions ?  

Peut-être davantage organiser son temps libre et ses loisirs, se recentrer sur les choses essentielles, être moins dans la surconsommation, ne pas s’éparpiller, rétablir la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle, privilégier le temps de qualité en famille, lâcher sa boîte mail, prendre le temps de faire les choses sans penser, sans zapper tout de suite vers la suivante, prendre du recul par rapport à certaines contrariétés, etc. Bref, pas de solution miracle bien sûr mais des pistes à creuser, des priorités à redessiner, des choix à faire…

Et vous ? Qu’en pensez-vous ? Quels sont vos sentiments par rapport à ce manque de temps ? Est-il à la fois objectif
et subjectif ?

 

2 thoughts on “Le sentiment de manquer de temps, un vrai paradoxe

  1. Bonjour Gaëlle! Je me retrouve tout à fait dans ce sentiment de course contre la montre 🙂

     

    Je voulais aussi poser quelques questions :

             je n’ai pas de chiffre, mais est-ce que l’évolution de notre société n’a
    pas en contre-partie isolé les familles ? n’était-il pas plus fréquent il y a 2 générations d’avoir sa famille et sa belle-famille à proximité, ce qui permettait de souffler plus
    facilement ?

             de même, n’avait-on pas plus d’aide, payée cette fois, à la
    maison ?

             et puis des fois je me demande si on ne s’occupe pas plus des enfants
    maintenant…

     

    Finalement, au moins pour les femmes, est-ce que maintenant on n’est pas censées être parfaites partout ? être performante au travail, épanouir ses enfants, pimenter sa vie de couple et
    s’épanouir soi-même. Et si on n’arrive pas à faire tout ça en même, on culpabilise ou on a l’impression que chaque journée est trop courte 🙂

     

    Et puis comme tu l’as souligné, nous sommes aujourd’hui dans une atmosphère de sur-consommation et de plaisir immédiat, ce qui rend la frustration plus difficile à supporter…

     

    Je n’ai pas vraiment de solutions : faire des choix selon les périodes de la vie, s’organiser c’est sûr ! De mon côté, je n’ai plus la télé depuis des années. J’ai renoncé à la plupart
    des émissions de radio. Sans me couper du monde pour autant ! Il s’agit d’un choix : je préfère passer ce temps-là à faire autre chose, y compris parfois me reposer !

     

    Ah oui, et déléguer, parfois : nous avons très peu investi dans l’électro-ménager et le hich-tech, en revanche, nous nous offrons l’aide d’une femme de ménage. C’est une vraie bouffée d’air
    chaque semaine !

      

  2. Lorsqu’il est question de temps, la notion de priorités suit de très près.  Parce que le temps, tadam, est limité.  Ce que nous faisons avec dépend de nos décisions.  Or, je crois
    que c’est à ce niveau qu’il y a un changement, une mauvaise perception.  

    J’aime me référer à la matrice d’Eisenhower (important-urgent) qui génère 4 quadrants:

    1- important ET urgent

    2- important ET non-urgent

    3- non-important ET urgent

    4- non-important ET non-urgent

     

    De plus en plus, nous oublions le quadrant 2, celui qui nous permet de mieux contrôler notre vie et d’atteindre nos objectifs personnels et professionnels.  L’urgence (quadrant 1 et 3),
    amplifiée par tous les moyens technologiques, est constamment en tête.  

    Le sentiment de manquer de temps vient du fait que nous n’avons pas pris conscience du choix que nous devons faire à tout moment avec celui-ci. Même perdre son temps est un choix.

      

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