Aujourd’hui, je laisse avec plaisir ma place à Florence, écrivain public biographe, qui m’a envoyé cette chronique.
J’avais eu l’occasion de la faire témoigner sur son métier.
A partir des récits de vie qu’elle a recueillis, Florence évoque la place que les personnes semblent accorder à leur vie professionnelle et les réflexions que cela lui inspire. Vous pourrez la retrouver sur son blog ou sur son site, A mots déliés. N’hésitez pas à réagir !
« Écrivain public biographe depuis bientôt trois ans, je recueille régulièrement les souvenirs de personnes âgées souhaitant laisser une trace de leur existence, ou dont les enfants sont demandeurs.
C’est d’ailleurs le cas le plus fréquent. Les enfants (quadra, quinqua, voire sexagénaires) ou les petits-enfants sont très conscients de l’écart immense qui existe entre notre époque et celles qui l’ont précédée. La mémoire de leur parent (ou de leur aïeul) devient donc un trésor à protéger.
Que la personne âgée ait été elle-même demandeuse, ou qu’elle ait accepté de se raconter pour faire plaisir à ses descendants, la démarche est identique : elle me raconte ; j’écris.
Les premières heures d’entretien sont consacrées à l’enfance. Les souvenirs sont toujours nombreux, parfois cocasses, souvent teintés de nostalgie. On me raconte avec plaisir les détours sur le chemin de l’école, la garde des chèvres, les fêtes entre voisins… Même les punitions reçues (des heures au piquet ou des centaines de lignes à recopier) sont évoquées avec émotion.
Les souvenirs de jeunesse sont tout aussi nombreux et colorés. L’ensemble aboutit toujours à des chapitres bien fournis, qui seront dévorés par les futurs lecteurs.
Vient alors le temps de l’entrée dans la vie active.
Celle-ci est souvent évoquée au moyen d’une phrase unique et lapidaire : « j’ai travaillé à l’usine », « j’ai été institutrice », « je me suis occupé de la ferme »… Certes, mais encore ? Il faut multiplier les questions, lancer de nombreuses pistes, pour obtenir quelques précisions. Évoquer de grandes dates incontournables (mai 1968, par exemple) pour que de nouvelles histoires me soient racontées.
Malgré tout, force est de constater que souvent, ce sont les à-côtés du travail qui ressortent le plus ! Les luttes syndicales pour tel employé d’usine, les vacances à la mer pour cette institutrice, l’engagement politique pour un autre… Les femmes, qu’elles aient exercé un métier à l’extérieur ou qu’elles soient restées à la maison, me parlent beaucoup de leurs enfants. Leur naissance, les relations entre les uns et les autres, les bêtises, les chamailleries, parfois la maladie… Autant de sujets sur lesquels, tout comme pour leur propre enfance, elles sont souvent intarissables.
Mais le travail…
De haussements d’épaules en signes d’énervement plus ou moins discrets (« mais que voulez-vous que je vous raconte sur mon travail ? ») il faut bien se rendre à l’évidence : la vie professionnelle n’occupe qu’une toute petite place dans le panthéon de la mémoire.
Faut-il en déduire qu’elle n’a eu aucune importance ?
Je ne le pense pas. Trente ou quarante années de vie ne peuvent pas être sans importance. Mais ce ne sont pas ces moments-là que la mémoire sélectionne dans le grand processus de transmission.
S’est-on senti à l’étroit dans ce rôle ? S’y est-on tellement ennuyé que, l’esprit partant à la dérive, on n’en a rien retenu ?
Charles de GAULLE le disait déjà : « La vie n’est pas le travail : travailler sans cesse rend fou. »
Le sujet est de plus en plus souvent discuté, tant la place centrale du travail dans nos vies, alliée à sa raréfaction, tend à ressembler à la quadrature du cercle. Tout un courant de pensée s’organise d’ailleurs autour de ce constat, présenté notamment dans un petit livre intitulé Ne pas perdre sa vie à la gagner – Pour un revenu de citoyenneté.
Que l’on soit sensible à ses arguments ou pas, il faut bien se rendre à l’évidence : à l’heure de faire un bilan de sa vie, ce sont bien les aspects personnels que l’on évoque le plus facilement et avec le plus de détails.
Faut-il en déduire que pour avoir quelque chose à raconter à nos petits-enfants, il ne faut surtout pas laisser tomber notre vie personnelle ? »
Depuis Hannah Arendt, rien de bien nouveau. Un reste de bon sens nous conduit à distinguer toujours sans doute le travail de l’oeuvre ou de l’action. Il est finalement très rassurant que les gens
ne parlent pas de leur travail.
JMK
Témoignage très touchant
Caroline