Autour du travail

La peur du déclassement, démêler le vrai du faux

Je viens de lire un petit livre très intéressant sur La peur du déclassement, une sociologie des récessions  d’Eric Maurin, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)

. J’y ai appris plein de choses (même si je ne suis pas forcément d’accord avec tout) ! L’auteur définit le déclassement comme un phénomène de rupture qui conduit un individu à perdre sa position sociale.

Voici les points principaux (sous forme de citations)  : (je préviens, c’est un peu long mais passionnant, enfin, je trouve !…)

Distinguer le déclassement de la peur du déclassement : Il y a bien une réalité du déclassement, terrible, qui affecte l’équilibre des individus et des familles mais l’immense majorité des Français reste à l’abri d’un déclassement effectif. Si le déclassement est au coeur des préoccupations d’un si grand nombre de personnes, ce n’est pas parce qu’elles ou leurs proches l’ont subi ; c’est parce que son coût potentiel n’a jamais été aussi important. « La crainte du déclassement revêt une dimension existentielle. Les sociétés comme la nôtre installent dans la vie des enjeux de vie et de mort sociale » (p.93)

Pourquoi une telle peur ? Les pays où les pertes d’emploi suscitent la plus grand peur sont paradoxalement ceux où les emplois sont les mieux protégés et les statuts les plus difficiles à perdre : la probabilité de retrouver un emploi protégé y étant mécaniquement plus faible, ce qui se perd est beaucoup plus précieux qu’ailleurs.

– Un autre paradoxe du modèle français : même les plus protégés sont anxieux du lendemain.

– Une autre caractéristique fondamentale réside dans le fait que l’essentiel de l’incertitude porte sur le moment particulier de la vie où l’on entre sur le marché du travail. L’auteur montre que les jeunes sont les plus durement concernés et qu’ils sont les premiers touchés lors des crises en France.

La valeur des diplômes. Selon lui, le phénomène majeur n’est pas la perte de valeur des diplômes, mais bien plutôt le désavantage croissant que représente l’absence de diplôme.
Contrairement à ce que beaucoup croient, le travail de comparaison entre 1975 et 2007 révèle non pas une érosion tendancielle du statut des diplômés, mais un accroissement très net de leur avantage sur les non-diplômés en matière d’accès l’emploi.

– L’impératif de ne pas échouer à l’école n’a pas diminué ; au contraire, il est devenu écrasant. Ce qui mine aujourd’hui, ce n’est pas le fait que les efforts à l’école ne seraient plus récompensés, ce n’est pas la dévalorisation de la réussite scolaire et la désillusion, c’est au contraire l’enjeu démesuré que revêt la compétition scolaire : chaque année, il devient de plus en plus important de réussir, et ce poids pèse plus que jamais sur les épaules des enfants.

– Le prix d’un échec scolaire a considérablement augmenté : du diplôme dépend non seulement l’insertion professionnelle au début de la vie active, mais toute la trajectoire sociale.

– En période de récession, davantage que de déclassement subi, on assiste à une stratégie de repli dans la fonction publique. Exemple : dans les années qui précèdent 1993, 10 % à peine des diplômés allaient dans le public; après 1993, la proportion grimpe à 50 %.

– L’auteur indique qu’une partie du débat français  sur la mesure du déclassement porte en réalité sur le thème anglo-saxon de l’over-education, qui consiste à se demander si on est employé à son niveau de compétences. Le contenu des emplois évoluant beaucoup dans le temps, la question est très difficile à trancher. D’un point de vue subjectif, selon les données du CEREQ, un quart environ des jeunes s’estiment sous-utilisés 3 ans après leur sortie de l’école.

Les hiérarchies sociales se maintiennent mais elles se resserrent :  Les enfants d’ouvriers et d’employés sont bien plus exposés au chômage que les enfants de cadres ou de professions intermédiaires, particulièrement au début de la vie active. Mais entre 1978 et 2008, si le risque d’exposition au chômage dépend toujours du milieu d’origine, les écarts ont pratiquement diminué de moitié entre les enfants de cadres, de professions intermédiaires, d’employés et d’ouvriers. Les enfants d’ouvriers restant beaucoup plus exposés au chômage et à la marginalisation sociale que les enfants de cadres, mais dans des proportions nettement moins fortes qu’il y a 20 ou 30 ans.

– Au fil des décennies, les enfants des différents milieux sociaux ont de plus en plus réussi à accéder aux emplois très qualifiés ; l’amélioration a été encore plus rapide pour les enfants des classes populalies et moyennes que pour les enfants des classes supérieures.

Les enjeux de la récession actuelle : au premier trimestre 2009, le nombre de chômeurs ayant perdu un emploi stable dans les 12 mois écoulés représente environ 300 000 personnes, soit à peine 1% de la population active. Les fermetures d’usines et les licenciements constituent l’un des drames les plus terribles que l’on puisse concevoir dans une société à statut comme la nôtre, mais ils ne concernent qu’une toute petite fraction de la population, alors même que nous traversons l’une des pires récessions de notre histoire.

– L’auteur constate que le réflexe des politiques est de chercher à protéger les emplois stables (en multipliant le mesures en faveur des sites menacés tout en introduisant de nouvelles protections en faveur des personnes licenciées pour motif économique). D’une certaine manière, ce réflexe est tout à fait logique. Le emplois que l’on détruit et les personnes que l’on licencie sont beaucoup plus visibles que les emplois que l’on ne crée pas et que les personnes que l’on n’embauche pas. D’un point de vue politique, il est plus rentable de se poser ponctuellement en rempart contre les licenciements économiques que de lutter pour l’embauche des jeunes chômeurs et des anciens déclassés. Dans une société à statut comme la nôtre, une politique de protection sélective trouvera toujours plus de relais et d’écho qu’une politique de sécurisation universelle. Mais en renforçant la protection des salariés en place, on a de grandes chances de durcir la polarisation sociale du pays et les anxiétés qu’elle diffuse.

– Ensuite l’auteur se penche sur l’impact du niveau de protection des salariés sur l’emploi et le taux de chômage. Les pays où les salariés sont les mieux protégés contre les licenciements sont certes les pays où les pertes d’emploi sont les plus rares, mais ce sont également ceux où les chômeurs ont les plus grandes difficultés à retrouver un emploi. Ces pays se caractérisent par des inégalités beaucoup plus profondes entre les personnes déjà intégrées et les autres, chômeurs ou salariés précaires.

Bien évidemment, il y a plein de chiffres, de courbes, que je n’ai pas pu reproduire ici. Mais ce livre mérite vraiment d’être lu. La conclusion aussi ouvre largement le débat (mais j’ai déjà été très bavarde…).

La peur du déclassement, Eric Maurin, Seuil, La république des idées, 10,50 euros

3 thoughts on “La peur du déclassement, démêler le vrai du faux

  1. Tu devrais aller faire un tour sur le blog de Clemorange qui a fait un bon post sur l’estime de soi (très axé psycho, c’est son domaine) la semaine dernière. Vous êtes bien complémentaires je
    trouve.

      

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